Les bullshits jobs, ces métiers dénués de sens

Les bullshits jobs, ces métiers dénués de sens

Le monde de l’entreprise est aujourd’hui considéré comme plus stressant ou oppressant qu’auparavant, favorisant l’épuisement professionnel de l’employé. Mais parallèlement à cela, il existe aussi des milieux dans lesquels c’est bien l’impression d’absurdité des tâches à accomplir qui constitue le principal problème. L’anthropologue David Graeber a récemment utilisé le terme de « bullshit jobs« , soit « métiers à la con », pour désigner ces postes ; l’expression a rencontré un immense succès dans les milieux de la sociologie du travail, et ouvre de nouvelles perspectives de recherche.

Les « Bullshit jobs », de quoi parle t-on exactement ?

Les « bullshit jobs », de l’avis même de David Graeber, ne sont pas réellement un concept strictement défini, mais ils sont néanmoins repérables parce qu’ils partagent des caractéristiques communes.

Ces métiers, et la vacuité des tâches qu’ils proposent, provoquent une perte de contact avec la réalité, avec un travail dont on ne voit pas l’aboutissement, ni même parfois les résultats concrets. Un sentiment de déphasement peut envahir l’employé, et le conduire à s’estimer inutile. S’ajoute à cela un fort décalage entre les études parfois longues qui ont été menées et la réalité quotidienne de l’emploi, un contraste apte à briser les aspirations et les motivations.

Paradoxalement, d’après David Graeber, ce sont avant tout des postes d’intermédiaires qui sont concernés. Bien qu’un simple employé puisse avoir un « métier à la con », – accomplissant un travail en tant que sous-traitant, à la place d’un supérieur – , les personnes les plus exposées seraient en réalité les managers.

Le métier de manager en entreprise est de plus en plus marqué par une profusion de réunions, de chiffres, d’une sur-communication, et globalement, par une bureaucratisation dont les formalités empiètent sur le travail lui-même. Le seul résultat concret se limite alors au salaire perçu à chaque fin de mois.

 

Les « bullshit jobs » n’engendrent pas réellement de fatigue physique, mais bel et bien un « Bore-out », soit un profond ennui de l’employé sur son lieu de travail.

Les « métiers à la con », révélateurs d’un blocage politique et économique ?

Les Bullshit jobs se situent à la convergence de deux principaux facteurs. D’une part, la productivité des travailleurs en entreprise a explosé depuis l’avènement du numérique, mais parallèlement, le temps de travail, lui, n’a presque pas diminué. L’association de ces deux tendances favorise le fait de « travailler plus pour glander plus », selon la formule d’un récent article du journal Le Monde . Les tâches inutiles se multiplieraient pour qu’une entreprise puisse donner l’illusion qu’elle produit, les fameux « Signes Extérieurs d’Activité ». Certains esprits particulièrement critiques pourraient affirmer que de nombreux dirigeants de sociétés fabriquent ces activités inutiles dans le seul objectif de maintenir un certain temps de présence des employés dans les locaux et les bureaux.

Contrairement à ce qui a parfois été dit, les bullshit jobs ne sont pas un produit de la technologie. Au contraire, leur apparition est avant tout liée au fait qu’un grand nombre de personnes dans la direction des entreprises n’assument pas les conséquences du développement technologique, c’est-à-dire, la réduction du temps de travail que permet normalement l’automatisation des tâches. La persistance de « métiers à la con » serait ainsi due à un refus « politique » d’abaisser cette durée du travail.

La nécessité d’un nouveau rapport au travail  ?

La plupart des anciens cadres ayant quitté leur « bullshit job » se sont tournés vers des activités plus terre-à-terre, poussés par le besoin de produire quelque chose de concret, dans l’artisanat par exemple. Si la direction des entreprises ne semble globalement pas assumer les changements qui s’imposent -la réduction du temps de travail en premier lieu-, les employés paraissent quant à eux toujours marqués par une logique très productiviste et utilitariste. Certains se plaignent du manque d’activité, lorsqu’ils pourraient en tirer parti, et utiliser ces moments de vide pour se détendre ou assumer clairement un certain « droit à la paresse », pour faire référence à ce concept exposé dès 1880 par l’intellectuel Paul Laffargue.

À une époque où le travail manuel, mais aussi de bureau, est amené à être de plus en plus accompli par des machines, la multiplication des tâches absurdes dans le cadre des « bullshits jobs » peut être envisagée comme un moyen de retarder le processus de robotisation de l’emploi. Une robotisation qui mènerait avant tout à l’instauration d’un nouveau rapport vis-à-vis de l’activité en général, dans lequel le travail n’occuperait plus la place centrale qu’elle tient encore aujourd’hui. Comme le suggère un article de The Economist, l’existence des « bullshit jobs » est le signe que nous nous trouvons actuellement dans une période intermédiaire, une transition entre le monde de l’entreprise à l’ancienne, productiviste quitte à travailler « pour rien », et une ère où le travail ne serait plus une obligation pour les citoyens, du fait, très certainement, de l’instauration d’un salaire universel.

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